Topographie critique des usages : Le Rolex Learning Center, 15 ans plus tard.

Pierre-Loïc Carron et Loïc Perrin

Depuis son ouverture en 2010, le Rolex Learning Center, œuvre emblématique du bureau japonais SANAA, alimente un récit flatteur : celui d’un manifeste spatial libre et visionnaire pour le campus de l’EPFL. Quinze ans plus tard, l’icône est toujours là — mais qu’en est-il de son usage réel ? Plutôt que d’ajouter une lecture formelle de plus, cette critique se place du côté des usagers, de ceux qui arpentent au quotidien ses pentes et ses creux. Les ambitions des architectes résistent-elles à l’épreuve du temps ? Le bâtiment, sous ses courbes parfaites, révèle-t-il des fragilités ou des qualités inattendues? C’est à travers sa topographie vécue que nous avons tenté de répondre.

Entrée du Rolex Learning Center, photographie © Pierre-Loïc Carron, 2025

Le Rolex Learning Center est l’œuvre du bureau d’architecture japonais SANAA, fondé par Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa. Lauréats du Pritzker Prize en 2010, les deux architectes ont construit une œuvre marquée par la continuité des plans, la transparence, la légèreté, et une volonté constante d’éviter les hiérarchies spatiales. La même année, Kazuyo Sejima était commissaire de la 12è Biennale d’architecture de Venise, placée sous le titre People meet in Architecture[1]. Cette édition, marquante, posait les bases d’une architecture conçue comme champ de relations plutôt que comme objet figé — un espace où les corps se croisent, cohabitent, improvisent dans de larges espaces ouverts. Le Rolex Learning Center, inauguré à Lausanne cette même année, peut être lu comme une traduction concrète de cette position théorique.

Situé au cœur du campus de l’EPFL, le bâtiment n’est pas une bibliothèque au sens classique, mais un paysage construit : un vaste plan continu, sans cloisonnement, qui se déploie en vagues successives, percées de patios, de seuils flous. Le sol y est en pente constante, sans angle droit, appelant à la déambulation autant qu’au repos. On y trouve une médiathèque, des espaces de travail, des lieux de rencontre, un café — mais la programmation, diluée dans un espace sans séparation, laisse place à l’invention.

Photographie argentique © Pierre-Loïc Carron

Espace de travail Rolex Learning Center, photographie © Pierre-Loïc Carron, 2025

Cette ouverture formelle se traduit dans les usages. Lors de notre visite sur place, nous avons pu observer une grande variété de pratiques, certaines attendues, d’autres plus inattendues : des étudiants y travaillent, dorment, déjeunent sur les pentes. Des sans-abris y passent parfois la nuit. Ces usages hybrides, non prescrits, révèlent la porosité du Rolex Learning Center — sa capacité à accueillir sans filtrer, à être investi sans mode d’emploi.

Le premier constat est paradoxal : malgré ses volumes généreux, le bâtiment offre une capacité de travail insuffisante, surtout lors des périodes de révision. « Si on n’arrive pas super tôt, on est sûr de ne pas avoir de place », note une étudiante[2]. En parallèle, de vastes zones restent sous-utilisées, faute d’aménagement, d’accès à l’électricité ou de signalisation claire. Le bibliothécaire précise que « les livres peuvent uniquement être placés sur les zones planes », ce qui limite la densité des rayonnages et concentre les usages dans quelques zones. Le transport des chariots se complique aussi à cause des pentes, les ascenseurs étant « peu visibles ou mal adaptés »[3]. Autrement dit, l’esthétique continue du sol devient une entrave logistique.

Cette contrainte se retrouve ailleurs. Le choix initial d’un sol en béton ciré a été abandonné au profit de la moquette, plus absorbante : un geste acoustique révélateur. Le bâtiment a dû être corrigé pour répondre à son propre écho. Cette nécessité d’ajustement se retrouve à une autre échelle : dans sa gestion quotidienne. Le responsable concierge parle d’un « très gros bateau », difficile à manœuvrer[4]. La forme fluide, la surface continue, la multiplicité des usages imposent une organisation et une maintenance lourdes, révélant les limites pratiques d’un bâtiment pensé comme paysage.

Photographie argentique © Pierre-Loïc Carron

Entrée du Rolex Learning Center, photographie © Pierre-Loïc Carron, 2025

Pourtant, malgré ces contraintes, le Rolex Learning Center continue d’exercer une forme de fascination. Sa topographie douce, ses pentes continues, sa lumière diffuse composent un paysage intérieur unique. Des étudiants y trouvent une liberté rare : « on peut s’y asseoir n’importe où, même se coucher dans les pentes, c’est agréable », rapporte une usagère[5]. Le bâtiment permet une appropriation souple, hors des cadres traditionnels de la bibliothèque universitaire. On y travaille, on s’y repose, on y discute, parfois on y mange. Cette liberté d’usage, même si elle désoriente certains, constitue l’un de ses atouts les plus durables.

Mais cette liberté a un prix : elle exige des ajustements. À défaut d’intervenir sur l’architecture elle-même, il serait possible d’améliorer l’usage par des dispositifs légers. Le bibliothécaire évoque la possibilité d’aménager certaines pentes sous forme de terrasses, d’y ajouter des prises électriques, et de renforcer la signalétique pour fluidifier les parcours[6]. Le concierge, quant à lui, souligne les effets secondaires d’un bâtiment pensé comme une œuvre continue : il fonctionne, mais au prix d’un effort logistique constant[7]. En somme, il ne s’agit pas de corriger le Rolex, mais de le soigner — comme on entretient un grand jardin public.

Peut-être est-ce là le véritable enjeu d’un tel bâtiment : ne pas le figer dans une image iconique, mais l’accepter comme un espace vivant, traversé, éprouvé, modifié. Le Rolex Learning Center ne demande pas d’être préservé, mais accompagné. Ce n’est pas une forme à contempler, mais un milieu à habiter. Sa topographie, comme ses usages, appelle une lecture continue, une critique active, une attention partagée. C’est à cette condition qu’il pourra continuer à incarner ce qu’il prétend être : un lieu d’apprentissage — et d’expérience.

[1] Sejima, K., & Nishizawa, R. (2010). People meet in architecture. 12th International Architecture Exhibition. Venise : La Biennale di Venezia.

[2]  Entretien avec une usagère du Rolex Learning Center, avril 2025.

[3]  Entretien du bibliothécaire du Rolex Learning Center, avril 2025.

[4] Entretien avec le responsable concierge du Rolex Learning Center, avril 2025.

[5] Entretien avec une usagère du Rolex Learning Center, avril 2025.

[6] Entretien du bibliothécaire du Rolex Learning Center, avril 2025.

[7] Entretien avec le responsable concierge du Rolex Learning Center, avril 2025.

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