En l’an 1987, après trois ans de construction, l’Anthropole voit le jour. Magnifique vaisseau de béton conçu par Mario Bevilaqua, Jacques Dumas et Jean-Luc Thibaud, qui voulaient, par cet objet, créer une « machine à échanges ». Ce lieu aura servi pendant de longues années.
Benoît Boegli et Zohra Geinoz
2049_03_17
Départ en mission
Le capitaine Alex March Fourc nous a appelés pour une mission, celle-ci consiste à explorer l’Anthropole ¹. En ce jour du 17 Mars, nous arrivons face à une impressionnante masse. Cette forme nous évoque un sentiment d’agressivité. La coque, avec sa géométrie à redents, semble être là pour défendre le mécanisme intérieur.
Lorsque nous franchissons la grande porte de verre qui se replie à l’intérieur de sa masse, un sentiment d’immensité s’installe. La prédominance du béton nous paraît austère. Un réseau de tuyaux bleus parcourt le plafond, il semble alimenter une machine. Le lieu paraît vivant.

Photo porte, 2049_03_17
2049_03_24
Rencontre avec le lieu
Cela fait maintenant quelques jours que nous parcourons la station. Nos premières interactions avec la population qui y réside sont minimes. Nous avons l’impression de leur paraître invisibles. C’est à l’heure des repas que le monde s’active. En dehors de ces moments-là, ils reprennent leur quartier et nous nous retrouvons seuls. Quelques externes, venus de Géopolis ou d’Internef², utilisent ponctuellement les lieux mais retournent très rapidement chez eux.
Nous ne savons pas encore très bien où nous nous trouvons. Nous errons à travers de rampes, d’escaliers, de passerelles : des éléments qui se mélangent et qui brouillent notre orientation.

Photo interstice, 2049_03_24
2049_03_28
Labyrinthe
Nous descendons pour remonter et montons pour redescendre. Une rampe grimpe, nous l’empruntons. Nous pensons être au rez-de-chaussée supérieur. Des vitrines, des bruits de caisses enregistreuses, des affiches recouvrent les murs. Le plafond est plus bas ici, comme si la gravité s’accentuait.
Puis les escaliers, deux en demi-cercle. Nous choisissons l’un d’eux, il nous mène à un palier, puis au niveau supérieur et s’arrêtent brusquement.
D’ici, deux autres escaliers, centraux et plus monumentaux. L’un en spirale et l’autre en croix, nous choisissons le premier, celui qui nous fait face. Nous comprenons peu à peu que l’escalier est une double hélice. Les deux volées parallèles, qui ne se rencontrent jamais, nous confirment que même les escaliers sont imaginés pour nous désorienter. C’est comme si l’architecture nous refusait les rencontres spontanées³.
La lumière zénithale située au sommet des escaliers nous entraîne au dernier niveau, le plus lumineux jusqu’ici, les autres étages étant quelque peu sombres. Un immense couloir s’étire; des angles en béton, inclinés à 45° rompent systématiquement la perspective et se déroulent comme l’intérieur d’un squelette⁴.
L’architecture du lieu ne semble pas conçue pour faciliter nos déplacements. Elle nous perturbe; notre perception de l’espace est biaisée, nos sens sont brouillés.

Photo escalier, 2049_03_28
2049_03_28
Les salles de travail
Nous remarquons des modules de travail filant sur toute la périphérie de l’enveloppe. Un couloir étroit sépare une deuxième ceinture de modules, qui se répètent à l’intérieur du plan. Ces derniers sont particulièrement exigus, ne bénéficient d’aucune fenêtre et sont tournés vers l’intérieur. L’extérieur est effacé. Nous nous questionnons sur la viabilité de ces espaces.
La configuration du plan génère des géométries de salles variables, toutes soumises à une volonté formelle. Comme si l’architecte avait sculpté une idée plutôt que pensé un usage.

Photo plan, 2049_03_28
2049_04_02
Rencontre avec un usager
Nous avons discuté pour la première fois avec un résident. Comme nous, à son arrivée, il était désorienté. Il avait du mal à se repérer au milieu des couloirs et des numérotations de salles quelque peu complexes. Parfois, il lui arrivait de partir dans la mauvaise direction, comme tout est quasi symétrique ici. Et même après plusieurs années à bord, il lui arrivait encore de se tromper d’escalier. Il le définissait comme « un labyrinthe, sans vraiment en être un, un endroit dans lequel tu es toujours perdu tout en sachant plus ou moins où tu es »⁵.
Il nous raconte aussi qu’à mesure qu’il avançait dans les couloirs, il constatait la fragmentation répétitive des espaces. Partout, des petites salles. L’aménagement de ces dernières, dicté par la forme globale, plus que par ceux qui y vivent. Il se demandait si la conception des plans n’aurait pas pu être pensée plus simplement et pour les usagers.
Lorsqu’il parcourait les couloirs, nous dit-il, il sentait constamment la lourde ambiance du lieu s’imposer à lui, sombre et constante. L’espace devait alors être éclairé artificiellement tout au long de la journée, peu importe les saisons.
À ses mots, nous comprenons que quelque chose l’intriguait ici: L’esthétique⁶ du lieu, qui, malgré le temps restait belle et intacte.

Photo couloir, 2049_04_02
2049_12_12
Orientation au sein du lieu
Cela fait quelques temps que nous voyageons, nous sommes familiarisés avec les lieux. Nous avons nos points de repère, que ce soit la signalétique colorée ou les formes des escaliers. Nous avançons désormais sereinement.
2049_12_20
Galerie marchande
Dans la partie inférieure, quelques commerces y sont installés. On y trouve le nécessaire pour le voyage. L’un des vendeurs nous a expliqué que les choses ont bien changé, et que cela ne fonctionne plus comme à l’époque. Les résidents ne restent plus à bord en permanence et, souvent ils repartent vers d’autres stations environnantes.
Tout comme le premier résident que nous avons vu, il raconte son expérience ici, ses premiers souvenirs à bord, et notamment comment il s’est perdu au milieu de ce « labyrinthe »⁷.
Lui qui est là depuis de longues années déjà, trouve également que le lieu a été pensé d’une drôle de façon, avec beaucoup d’espaces inutilisés, dans lesquels il ne se passe presque rien.

Photo galeries marchandes, 2049_12_20
2049_12_28
Machinerie
Aujourd’hui, nous avons fait la rencontre de la personne qui s’occupe de la machinerie. Il nous a raconté le fonctionnement du lieu. Malgré ses nombreuses années d’utilisation, l’Anthropole a été très bien entretenu. La majorité des pièces sont d’origine et fonctionnent encore. L’éclairage a dû être changé il y a quelques années. Les anciens tubes néon ont été remplacés par un équipement plus optimal⁸. Les prochaines interventions prévues concernent le changement des monoblocs de ventilation. La structure interne n’a subi aucun choc contrairement à sa coque qui, elle connaît quelques infiltrations. En bref, sa mécanique fonctionne bien, mais par sa taille et ses traces du temps, l’objet est particulièrement énergivore⁹.
Maintenance
C’est à ce niveau-là également, que nous avons discuté avec l’homme en charge de l’entretien de la station. Un homme attachant, qui a appris à connaître ce lieu et qui le chérit tant. Avant d’arriver ici, il a fait quelques années ailleurs, et depuis qu’il a posé pied à bord, il n’a jamais souhaité changer d’endroit. Il se sent si bien entre ces murs, qu’il parcourt chaque jour. Ces murs, placardés d’affiches de propagande diverses¹⁰, dont il est seul à devoir se débarrasser.
Pour que chacun se sente aussi bien que lui, il a décidé d’aménager les interstices inutilisés pour que les résidents puissent y séjourner de manière un peu plus intime et plus tranquille que dans les espaces communs. À sa manière, il prend aussi soin du lieu que des gens qui y vivent.

Photo affiches, 2049_12_28
Notes d’observations_
1. Analyse psycho-spatiale; science du futur basé sur la psychologie de l’espace pour vérifier l’habitabilité d’un lieu.
2. Exemple de stations qui gravitent à proximité d’Anthropole.
3. Sentiment contraire à la volonté des architectes de créer une «machine à échanges», mentionné dans l’ouvrage «du BFSH2 à l’Anthropole»
4. Observations basées sur les plans de la station.
5. citation tiré de notre première rencontre avec un usager.
6. L’Anthropole, immense et labyrinthique, nous évoque une esthétique sublime technologique, sensation de vertiges et de perte de repères.
7. citation tiré de notre rencontre avec le marchand.
8. Rénovations mentionnés lors de l’échange avec l’homme en charge de la machinerie.
9. informations sur la consommation des différents bâtiments de l’UNIL tiré du document «EMPD Centrale de chauffe - UNIL»
10. Affichage autorisé au deux premiers niveaux de l’Anthropole, débarrassé une fois par semaine par le concierge.
Laisser un commentaire